portrait de clara breteau
© Ville de Tours - F. Lafite

Culture

Rencontre avec Clara Breteau

Enseignante-chercheuse en arts et écologies à l'Université Paris 8

Extraits d'un entretien avec Clara Breteau, l’auteure ligérienne des Vies autonomes, une enquête poétique (Actes Sud, 2022)

Publié le

Clara Breteau, vous enseignez actuellement à Paris-8, vous êtes née à Tours et vous y résidez. En quoi diriez-vous que vous êtes fondamentalement tourangelle ?

Je suis née à Tours, j’ai appris à marcher au parc des Prébendes. De manière générale, j’ai été marquée petite par l’imaginaire des châteaux de la Vallée de la Loire. Lorsque je vivais en Angleterre, on m’avait fait cette réflexion : « On dirait que tu as été élevée à moitié dans un château, à moitié dans une grotte. »  Là où cette remarque était très juste, c’est que la Touraine se signale par ses châteaux et ses troglodytes. Deux types d’habitats liés à l’extraction du tuffeau, reflets inversés l’un de l’autre ; les châteaux sont faits de pierre de tuffeau, les troglodytes sont les produits de son extraction. Au-delà des châteaux, j’ai vraiment été nourrie toute mon enfance par l’imaginaire de la Loire que je remontais chaque semaine pour aller voir mes grands-parents à Blois.

Vous paraissez écrire sur un fil. La romancière américaine Toni Morrison déclarait : « Mes livres ne répondent pas uniquement à des préoccupations esthétiques, pas plus qu’ils ne répondent exclusivement à des préoccupations politiques. Je pense que, pour pouvoir être pris au sérieux, l’art doit faire les deux à la fois. » Il faudrait que l’artiste soit à la fois engagée et dégagée. Est-ce votre cas ?

Oui, au départ j’avais une préoccupation, l’écologie politique, dans laquelle je voyais « la cause des causes » ; mais je voyais bien aussi que dans ce champ, le travail sur le langage et les imaginaires était peu présent, et surtout lorsque l’on parlait de l’art et de l’écologie, on ignorait l’importance des modes de vie : on allait interviewer des artistes, voir comment tel ou tel roman reconsidère la question du rapport au vivant, mais on n’allait pas étudier comment des façons de vivre pouvaient transformer nos imaginaires et générer des cultures différentes qui ne s’élaborent plus dans les musées, les théâtres, les cinémas, mais dans le mouvement de la vie quotidienne, dans l’habitat, au contact du monde vivant et non-vivant.

Quand la poésie est-elle venue percuter vos préoccupations écologistes ?

Lors d’un débat entre Pierre Rabhi et Edgard Morin auquel j’assistais, il fut question de dire en un mot ce vers quoi devait tendre l’écologie.  Pour le premier, c’était « la beauté » ; pour le second, « la poésie ».  Cette distinction m’a intéressée. A la suite d’un atelier sur « la poétisation des territoires », j’ai pu longtemps échanger avec Cyril Dion, nous avons décidé de composer et de publier ensemble une Anthologie de poésie engagée. Ce projet n’a pas abouti, mais le plus important, c’est qu’il m’a permis de réaliser que ce sur quoi j’avais envie de travailler, ce lien entre poésie et écologie autour duquel j’ai eu envie à partir de ce moment-là de construire ma vie. J’ai alors entamé une année « sabbatique » comme chercheuse indépendante. En parallèle j’ai commencé à fréquenter assidûment l’Institut Momentum, think tank sur la décroissance et l’effondrement, où j’ai fait mes classes d’écologie politique.

Pour en revenir à ce livre, quels regards portent les habitants de ces lieux de vie autonomes sur la poésie et l’art en général ?

Ils éprouvent beaucoup de méfiance envers la poésie et l’art comme institutions, qui leur paraissent déconnectés du réel, trop conceptuels, liés à une certaine oligarchie. En revanche, l’adjectif « poétique » leur parle bien plus, c’est devenu pendant les entretiens le véhicule avec lequel il était possible d’aborder et de connecter entre eux les aspects intimes, sensibles, existentiels, de leur mode de vie.

Votre livre paraît faire l’impasse sur l’apport de l’héritage chrétien à l’écologie, à commencer par Saint Martin qui a vécu en ermite sur la même rive nord de la Loire que vous aujourd’hui. Est-ce volontaire ?

Je ne pense pas qu’il y ait, dans mon livre, de blancs sur un supposé héritage chrétien. Les nouveaux rapports aux vivants et cultures que j’ai observés, que je tente de décrire et documenter, ne ressortent pas du christianisme, d’une ontologie chrétienne, c’est-à-dire dualiste, avec l’esprit d’un côté et la matière de l’autre. Ce que je donne à voir relève en revanche plutôt de l’animisme par lequel peut être redonné au monde vivant une capacité à faire signes, une expressivité, une agentivité, c’est-à-dire une puissance à agir. Les vies autonomes, objets de ce livre, ont une approche de la matière totalement réanimée, réenchantée, qui, en vérité, n’a rien de commun avec le naturalisme comme le christianisme, lesquels séparent matière et signification, humain et non-humain.

C’est un épisode historique, « La guerre des Demoiselles », qui fut dites-vous le véritable point de départ de votre livre…

Effectivement, au départ de ce projet, il y a Les Demoiselles, ces paysans ariégeois qui s’insurgent, à partir de 1829, parce qu’un nouveau Code forestier les prive de leurs droits d’usage et de l’accès aux ressources de cette forêt avec laquelle ils font corps. La nuit, ils se déguisent en créatures mi-bêtes mi-fées, ils suspendent des chemises aux branches des arbres, allument des incendies, font des apparitions en différents points de la forêt. J’ai vu dans les moyens de leur lutte les manifestations d’un langage poétique formé au contact du monde vivant de la forêt, de ses langages, de son expressivité, et il m’a semblé apercevoir un lien- que j’ai eu envie d’étudier – entre un langage poétique formé au contact du monde vivant et les vies autonomes, dans leurs formes anciennes aussi bien que contemporaines.

En écrivant ce livre, j’ai réalisé peu à peu que les habitants autonomes d’aujourd’hui nous rattachent à une histoire collective de lutte et de dépossession, à présent occultée, mais qui revient nous hanter, comme celle des Demoiselles. Ils mettent en relief ce que la société capitaliste et industrielle a colonisé pour pouvoir déployer ses entreprises extractivistes, à savoir ces relations vernaculaires, poétiques, organiques au vivant qui étaient au centre autrefois de la culture des Demoiselles, et du peuple français en général qui était, il ne faut pas l’oublier, en grande majorité rural et paysan. J’ai donc voulu montrer dans ce livre une forme de langage poétique en-dehors des mots, élargi aux signes et aux gestes de la vie quotidienne, mais j’ai aussi voulu donner à voir et à sentir ce que pouvait être la force de cultures vernaculaires, formées dans et au contact de l’habitat, du monde vivant et de ses capacités à faire signe.

Pour en savoir plus, retrouvez Clara Breteau à la librairie La Boîte à Livres, le 12 janvier 2023 à 19h.

Pour prolonger, le portrait que nous avons consacré à l’universitaire et écrivaine tourangelle Clara Breteau dans Tours Magazine

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