portrait de christine leconte
© Anne-Claire Heraud

Urbanisme

Rencontre avec Christine Leconte

Présidente du Conseil national de l’Ordre des Architectes

Dans notre dossier du mois d'octobre 2022 consacré au logement, un modèle alternatif à la maison de ville et à l’immeuble collectif est évoqué pour remédier au mal-être de l’individu et au désengagement collectif : l’habitat participatif. L’occasion d’un entretien avec Christine Leconte, coauteure du livre Réparons la ville (éditions Apogée), et présidente du Conseil national de l’Ordre des Architectes.

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Enseignante à l’école nationale supérieure d’architecture de Versailles, Christine Leconte défend de longue date « un urbanisme de partage », à la fois pour répondre aux besoins réels (matériels et immatériels) de chacun, et pour amortir, plutôt que les accroître, les trois crises du siècle : la pénurie des ressources, le dérèglement bioclimatique et la destruction de la biodiversité.

À l’urbanisme du XXe siècle marqué par l’étalement urbain associé à l’emploi excessif de la voiture individuelle, « les architectes, estime-t-elle, doivent opposer ce qui est déjà inscrit depuis 1977 à l’article 1 de la loi régissant la profession » : « L’architecture est une expression de la culture. La création architecturale, la qualité des constructions, leur insertion harmonieuse dans le milieu environnant, le respect des paysages naturels ou urbains ainsi que du patrimoine sont d’intérêt public. »
Cette éthique se trouve plus ou moins coulée dans le béton quand, expliquait-elle à La Gazette des Communes, « les promoteurs nous réclament des études capacitaires qui nous obligent à bourrer les parcelles ».

Le passage au second plan du contexte (l’ilot, le quartier, la ville et au-delà), derrière la rentabilité immédiate d’une opération immobilière, a facilité, construction après construction, une regrettable standardisation des villes et de leurs usages, et finalement scié la branche sur laquelle les architectes se trouvaient pourtant assis par la loi : le devoir de respect envers la géographie, l’histoire et la culture d’un territoire, « ressources », à partir desquelles, estime Christine Leconte, « l’architecte et les élus locaux doivent s’appuyer pour préparer la ville. »

Réparer la ville, d’accord, mais par où commencer ?

Christine Leconte : Il y a un courant, dont je fais partie, qui postule qu’un territoire ne peut plus être considéré comme un produit économique. Prenons un exemple imaginaire pour dire ce qui correspond à notre réalité : un promoteur voit une « dent creuse » dans un quartier de Tours, la première chose qu’il va réclamer à son architecte, c’est une étude de faisabilité. On peut traduire, et c’est légitime, par : « Combien de logements maximum puis-je mettre ici que le PLU m’autorise ? » alors que nous voudrions pouvoir réfléchir à : « Comment je vais pouvoir laisser aux habitants alentours la possibilité de voir le bel arbre dont la vue risque d’être confisquée par la présence de mon immeuble », ou « comment vais-je attraper la lumière naturelle pour éclairer au mieux les futurs logements que je vais construire ? »

Ce biais du « plus de logements possible » fausse le diagnostic, et ajoute du mal-être là où l’architecture aurait pu s’enorgueillir de rendre meilleur ce qui existait, et pas seulement pour les futurs résidents. La personne qui habitait face à cette dent creuse, si elle ne peut plus apprécier « son » arbre, va se rebeller, et d’autres avec elle, parce que l’immeuble construit ne leur apportera rien, sinon le sentiment d’avoir perdu quelque chose. C’est pourquoi le regard de l’architecte doit vraiment porter, en amont de son étude, sur « la qualité » que le voisinage reconnaîtra à son travail, sur ce que celui-ci va générer de positif, socialement, pour l’ilot, voire le quartier, et bien entendu pour les bénéficiaires de la construction.

C’est une manière de faire de l’habitat, qui a disparu un temps, alors que, depuis la rédaction de la loi en 1977, elle devrait être la norme. Inverser le cours de l’histoire ne peut arriver que par un contrat passé entre nous, architectes, et les élus, attendus qu’ils inscrivent dans leurs plans locaux d’urbanisme (PLU) suffisamment de directions pour mettre fin à ces « bourrages de parcelles ».

Évoquant le PLU, vous dites qu’on ne peut pas s’en contenter, qu’il manque « un récit collectif ». Faudrait-il ajouter aux compétences de l’architecte, « la qualité » de conteur, voire de poète ?

Christine Leconte : Et pourquoi pas ? Je vais aller plus loin encore. À partir du moment où l’on aura de moins en moins de place pour étaler les villes (afin de préserver notamment les terres agricoles) il faudra que l’on passe d’une ville très individualisée, à une ville bien plus collective. Chacun doit pouvoir s’attacher à comprendre le récit collectif du lieu où il vit. On ne veut plus de ville standardisée mais des villes s’appuyant sur leurs ressources, leurs histoires…

Ce « récit collectif » doit parler à chacun d’entre nous, il offre des perspectives épanouissantes et préserve un environnement vital. Ce « récit collectif », les architectes et les élus ont la responsabilité de l’initier, en renouant aussi avec ce qui fut porteur d’unité.

Dans le bassin minier, par exemple, la déshérence industrielle a été pour certains d’entre eux l’occasion de refondre un sentiment d’appartenance et de fierté, en réemployant des bâtiments en friches, témoins d’une activité passée importante, plutôt qu’en faisant table rase.

Le cadre naturel est lui-aussi une ressource pour l’architecte, par exemple, la Loire et le vin, en Touraine, sont des éléments à faire valoir.

L’identité de la ville, d’un territoire, doit interagir avec ce que l’on y construit. Au cours du XXe siècle, on a malheureusement déconnecté l’aménagement et des particularismes du territoire : on a fait partout la même ville, les mêmes centres commerciaux, les mêmes immeubles de promotions, les mêmes lotissements, avec les mêmes modèles de maisons sur catalogue, on a « busé » des rivières parce que l’eau nous gênait… Aujourd’hui, les PLU visent à réparer les erreurs passées et à améliorer l’existant, mais, pour en revenir à votre question, il faut lui adjoindre un récit séduisant, pour que tout le monde puisse, à travers lui, comprendre les nécessaires transitions qui arrivent.

Le propriétaire d’une parcelle à bâtir, plein d’espoir en se rendant à la mairie pour savoir ce qu’il peut ou ne peut pas construire, est en droit d’attendre de celle-ci, autre chose qu’« un règlement de zone » ; il doit savoir comment son projet peut s’inscrire dans une histoire commune, et concevoir ce que « construire » sur sa parcelle peut générer de rebondissements plus ou moins heureux pour le reste de la ville. Enfin, il doit réaliser qu’il est un élément du récit, s’articulant et interagissant avec ce qui est déjà là. Un PLU doit pouvoir se lire ainsi, plutôt que devoir être péniblement déchiffré ; il peut même se dessiner, je l’ai vu dans certaines communes. Ce sont des éléments de compréhension à donner, préalable à la création de liens entre l’administrateur et l’administré qui, une fois établis, sont utiles pour que les décisions prises soient comprises, acceptées, légitimées.

En France, l’habitat participatif (ou habitat groupé) est une nouvelle manière de produire du logement en minimisant son impact environnemental. Il est porté par des valeurs d’entraide. Ce modèle, pour l’heure réservé à une population en capacité d’acheter son bien, peut-il profiter à des locataires du parc social ?

Christine Leconte : À l’origine, ce modèle n’était pas l’apanage de catégories sociales supérieures. Il est depuis longtemps installé dans les pays du Nord, comme la Suède ou la Finlande. La démarche coopérative entre les futurs habitants d’un immeuble à construire et les pouvoirs publics est inscrite dans la culture même de ces pays. À Helsinki (Finlande), la ville concède des baux emphytéotiques aux futurs copropriétaires d’habitat collectif. Elles lancent des appels à projets et des groupes se forment. Cela se traduit par du collectif organisé autour d’espaces à partager : du jardin à l’atelier.

Maintenant, au-delà du fait culturel, de ce « cohousing » à la Suédoise ou autre, qui transposé en France a des colorations jugées « bobo », je tiens à préciser qu’il existe aussi des expériences françaises d’habitat social participatif – j’en connais deux (au Havre et à Bordeaux) – où des bailleurs sociaux ont su faire participer les futurs habitants d’une résidence à l’élaboration de leur programme, avec des coûts de sorties qui sont les mêmes que dans le logement social et une qualité d’habitat totalement différente : des espaces mutualisés, des espaces supplémentaires à l’extérieur, des loggias, des coursives lumineuses qui deviennent des lieux habités, des espaces communs qui ne sont pas réduits à peau de chagrin.

Tout le monde n’est pas enclin à une vie communautaire, ou n’a l’envie de faire la causette avec son voisin dans la buanderie partagée. Que répondez-vous à cela ?

Christine Leconte : On ne s’arrêtera pas de faire du logement social pour ne faire que du « participatif social ». Parce que, oui, nous ne sommes pas tous faits pour vivre dans de l’habitat participatif, et c’est heureux car cela me permet de mettre le doigt sur quelque chose de très important : c’est l’adaptation des formes urbaines de l’habitat à la vie des gens qu’il faut provoquer. C’est la nécessité de proposer une offre de formes urbaines plus variées que le pavillon du lotissement d’une part et, l’immeuble collectif d’autre part. Nous n’habitons pas tous de la même façon, selon nos âges, nos modes de vie… Diversifier les typologies d’habitat, c’est favoriser le parcours résidentiel, et c’est surtout l’inverse de la standardisation, qui est en soi un frein à la transition écologique.

Pour en revenir à l’habitat semi-collectif type « habitat participatif », le mérite qu’on peut lui reconnaître est d’impulser dans certains quartiers le goût de démarches similaires, cela peut faire boule de neige. La salle commune d’un habitat participatif, ouverte aux locataires sociaux d’à-côté ou aux associations de quartier, c’est l’occasion de créer du lien, et si cela fonctionne, si cela participe à renforcer la cohésion sociale, alors disposer en cœur d’ilot d’un vrai jardin, le tout « dessiné » par ses futurs usagers, sera l’étape obligée d’après qui s’imposera naturellement.

Cela participera à cette « qualité » qui doit être recherchée en architecture, en plus d’améliorer ce qui doit l’être : la présence de balcons, d’ascenseurs, de plus de lumières, de transformations d’espaces pour qu’ils deviennent des espaces non de passage mais de sociabilité.

Une architecture de qualité ne produit pas de la promiscuité, mais de la proximitéChristine Leconte

L’habitat participatif, c’est l’envie de rester en ville, mais offre un privilège important : on choisit ses voisins, a minima on a la certitude qu’ils partagent avec vous la même philosophie de vie. N’est-ce pas la concrétisation d’un nouveau genre d’entre-soi ?

Christine Leconte : On peut avoir envie de choisir ses voisins, mais l’on peut aussi avoir l’envie d’un lieu qui fédère les gens vivant à l’intérieur de l’ilot, et cette envie peut même avoir pour conséquence de remettre à la mode des métiers disparus, comme celui de gardien d’immeuble, ou d’inviter à organiser des animations, à permettre à des personnes isolées de sortir de chez elles sans aller très loin pour retrouver du monde.

Le partage est une inclinaison naturelle autant qu’une construction idéologique. Pour l’anecdote, j’ai organisé, il y a longtemps, des ateliers d’enfants sur le thème de l’habitat participatif quand il n’était pas « tendance » : il est apparu que les enfants mutualisent beaucoup de choses, presque tout en vérité, à part leur chambre.

Ce que je retiendrai avant tout de l’habitat participatif, c’est ce tronc commun d’espace à partager qui, profitable à tous, invite par ailleurs à une forme de respect collectif vis-à-vis d’eux, sans devoir atteindre à l’intimité auquel chacun a droit. C’est parvenir à fabriquer une ville pour tous plutôt que continuer de construire des lotissements sur les terres agricoles (avec les conséquences que l’on sait en termes de coût de déplacement et d’impact environnemental) ; c’est pouvoir se loger en un lieu où la proximité n’est pas synonyme de promiscuité, qui, elle, est un absolu repoussoir. Cet « urbanisme du partage » ouvre enfin des réflexions plus profondes sur « un urbanisme du temps ». Quand des établissements scolaires ferment le week-end, ne se prive-t-on pas d’un accès à un jardin – la cour de l’école -, à un équipement sportif qui éviterait d’en construire de nouveaux ?

La crise énergétique qui s’annonce, la pénurie de matériaux (qui ne date pas du conflit russo-ukrainien) ne va-t-elle pas ralentir plus encore (par une précarité croissante des ménages) cet élan vertueux vers l’habitat participatif, économe et solidaire ?

Christine Leconte : Il ne faut surtout pas baisser les bras. La crise russo-ukrainienne nous fait regarder une réalité qui de toutes façons serait arrivée : la pénurie des matériaux sera existante dans les décennies à venir. Il faut apprendre à réemployer la matière à partir de l’existant, à économiser les ressources, à développer les filières locales.

En termes d’énergie, on doit s’adapter au changement climatique, tant l’été pour les canicules, que l’hiver pour les passoires thermiques. L’écueil à éviter est que plus l’on veut faire vite, moins l’on réfléchit, et moins l’on se mettra en position d’absorber les crises qui arrivent. C’est une question difficile d’abord pour les élus locaux : porter une vision stratégique localement. Les collectivités ne pourront pas tout faire, mais elles peuvent s’interroger sur le meilleur fil à tirer dans leurs territoires pour travailler à leur transition. Le logement, sous toutes ses formes, en est une évidemment.

À découvrir et à lire : le « récit collectif » de Tours !

Sous l’impulsion de Cathy Savourey, adjointe au Maire chargée de l’urbanisme, et de la Direction des Grands Projets Urbains, la Ville de Tours donne à lire autrement l’urbanisme et initie, en complément du PLU, ce « récit collectif » auquel Christine Leconte fait référence et dans lequel doivent désormais s’inscrire, pour le meilleur, les promoteurs ayant des projets sur son territoire.

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