portrait de thomas lebras
© Ville de Tours - F. Lafite

Culture

Portrait de Thomas Lebras

Président de Kamael, Thomas Le Bras œuvre au service des libraires indépendants confrontés à la concurrence des géants du web. En cette rentrée littéraire, portrait d’un ingénieur humaniste.

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Les Mots de Jean-Paul Sartre, c’est le récit d’une enfance dans l’ombre d’un grand-père aussi « volumineux » que sa bibliothèque, ce « temple » le priant d’exister, un, en lisant, deux, en écrivant, sans jamais compter sur les trois polytechniciens de la famille : ce père inconnu, cet oncle « jamais là », ce beau-père haï. Comme la science à ses yeux, ils vaudront « peau de balle ».

Ce qui comptera, c’est pouvoir « entrer en communication avec des gens »*.

Le livre est en cela l’intercesseur palpable, le « produit essentiel », pour déployer sa philosophie de la liberté. Parmi ces « gens », Thomas Le Bras « condamné » à lire Les Mots en Maths Sup/Spé à Reims, alors au programme.

Comme le buvard boit l’encre

Pour les matheux, le français vaudrait « peau de balle » si cette matière n’était pas employée pour les départager aux concours des grandes écoles. Les sciences sont « le meilleur ascenseur social, estime Thomas. La littérature nécessite d’en avoir la culture, le plus souvent familiale, c’est plus difficile à rattraper ». Et Sartre devait lui « tomber dessus ».

Thomas n’a pas grandi au milieu des livres, mais de quatre frères et sœurs. Il absorbe néanmoins Les Mots, puis l’œuvre entière du philosophe « comme le buvard boit l’encre »**. D’autres en auraient eu la nausée, pas lui, « littéraire contrarié » qui rejoindra Brest, non pour être officier de marine, mais intégrer Télécom Bretagne.

S’agissant « d’entrer en communication avec des gens », ce choix est idéal, soufflé par Sartre ou conseil d’un timide à lui-même pour qui « l’enfer, c’est l’autre ». « C’était surtout, tranche-t-il, l’une des rares écoles à enseigner l’informatique ». En effet, cette science le passionne depuis que son grand-père à lui, ingénieur chez Renault, lui a donné, un, à lire, deux, à écrire, des lignes de code sur l’un des premiers PC, le volumineux Tandy 1000HX : « C’était en 1988, j’avais dix ans. » Il découvre ce qu’est un OS (operating system), ou système d’exploitation, qui, vingt ans après Mai 68, n’a de rapport avec l’OS (ouvrier spécialisé) des usines Renault de Boulogne-Billancourt où Sartre avait enjoint les intellectuels à rallier « la cause du peuple ».

« Le livre, ça se consomme sur place »

Cette même année 1988, le père de Thomas, pianiste de jazz, ouvre Le Croque-Notes et ravive le spectre de Boris Vian, auteur de L’Arrache-Cœur et fossoyeur d’un diplôme d’ingénieur qui ne servait en rien à inventer des mots. Ainsi, Thomas ne conçoit pas, mais perçoit, entre les murs de son enfance, ce qu’était l’existentialisme à Saint-Germain-des-Prés : «You must believe in spring de Michel Legrand, interprété par Bill Evans, est représentatif de ce qui m’a bercé. »

 « Si gagner sa vie en jouant du piano, c’est savoir compter sur ses doigts » (dixit Darry Cowl), « aider [ses] parents à surmonter un contrôle fiscal » (que Vian a connu), c’est à l’adolescence digitale savoir « improviser » un tableur pour exécuter des recalculs et les sortir de situation ; quant à lire Tableau d’une exécution d’Howard Barker – son livre de chevet – il attendra l’âge adulte, sa timidité liquidée après s’être juché, non sur un baril, mais sur les planches, en « ouvrier spécialisé de l’imaginaire ».

 Les années 2000 sont le théâtre de la révolution numérique et celui-ci n’engage pas le comédien, mais l’ingénieur diplômé dans une autre lutte pour l’indépendance, celle des libraires menacés par les GAFAM (hors de portée du fisc). La librairie Dialogues lui met tôt le pied à l’étrier et la plateforme leslibraires.fr est une réplique qu’en 2010 Thomas aide à lancer, produisant également des logiciels pour mieux gérer stocks et relation client qu’« Internet doit prolonger, non remplacer ». « Le jazz, ça se consomme sur place », disait Sartre ; le livre, aussi.

Pure contingence

Thomas vit alors depuis un an à Tours, ville de naissance de Paul Nizan, meilleur ami de Sartre qui, à Normale Sup, joua pour lui les « libraires » aux conseils de lecture avisés ; ville où ce dernier, visité par Simone de Beauvoir, fit son service militaire, employé à la station météo comme téléphoniste ! Et c’est sous ce ciel que l’ex-Télécom Bretagne opte, en janvier 2020, pour la liberté absolue, rachetant leslibraires.fr et fondant Kamael, référence à l’archange réparateur des cœurs.

Trois mois plus tard, le pays ne lit pas Huis-clos de Sartre ; il le vit, confiné. La bibliothèque n’est plus « un temple », mais un template, modèle graphique de sites internet que Kamael développe à un rythme d’enfer pour éviter à ses clients d’être réduits à néant.

À cheval entre éditeurs et lecteurs, Thomas espère, philosophe, qu’on se « désamazone ». Pour cela, il agit, intercesseur impalpable de ce livre à connaître, de ce libraire toujours là, de ce client « en partance » vers « le tout en ligne ». Contre lui, l’ingénieur ne part pas en guerre. Au contraire, en pianotant sur le portail leslibraires.fr , il l’encourage à pousser la porte, bien réelle, de l’humaine librairie avec laquelle La Cérémonie des Adieux*** ne saurait être d’amour que des mots.

* Sartre par lui-même, interview de Simone de Beauvoir, 1972
** Expression fétiche de Sartre
*** La Cérémonie des Adieux, Simone de Beauvoir, 1981
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