Culture

Portrait de Philippe Bouchet alias Manchu et Danielle Martinigol

La force de l'imaginaire

Le Tourangeau Manchu est l’un des plus grands illustrateurs de science-fiction au monde. Danielle Martinigol, spécialiste du genre et autrice de best-sellers, a souvent fait appel à lui pour les couvertures de ses œuvres. Le Tourangeau Manchu est l’un des plus grands illustrateurs de science-fiction au monde. Danielle Martinigol, spécialiste du genre et autrice de best-sellers, a souvent fait appel à lui pour les couvertures de ses œuvres.

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Nous dansons tous au rythme d’un air mystérieux joué au loin par un joueur de flûte invisible – Albert Einstein.

Auparavant, Henri Poincaré, mathématicien, estimait qu’aucune loi ne pouvait rien prédire, un battement d’ailes de papillon suffisant à entraîner un futur très différent, et le hasard ne saurait expliquer pourquoi Philippe Bouchet, alias Manchu, vit et travaille à Tours au dernier étage d’un immeuble qui en compte douze. Détail déterminant.

En effet, la navette Atlantis, dressée à la verticale, parée au décollage, culmine à la même hauteur, de sorte que l’illustrateur, comme l’astronaute, emprunte un ascenseur pour rejoindre tous deux, et au même niveau, l’un son atelier, l’autre, son poste de commandement, toute chose relative étant, car quand Manchu active ses deux boosters – la science et l’hypothèse –, son imagination le propulse bien au-delà de la station spatiale internationale, ramenant de ses voyages au centre de lui-même des visions telles que le CNES ou l’Agence spatiale européenne le missionnent pour donner à voir ce que personne n’a encore vu.

Ce maître du space artemprunte ces « trous de ver » par lequel le réel et la fiction se relient et se superposent. Récemment, le journaliste scientifique David Fossé lui a confié les illustrations de son livre Exoplanètes. Tout nous relie à la mécanique céleste et par elle tout nous sépare aussi, en raison d’un phénomène que les astrophysiciens appellent « la sensibilité des conditions initiales » : c’est beau comme la vie, celle que Manchu insuffle dans ses tableaux, quel que soit l’univers qu’il raconte. Paysages chaotiques ou sociétés technologiques ultra-ordonnées, regorgent de mille petits détails qui n’en sont jamais vraiment. Ceux-là concourent au vertige qui habite, du départ à la fin, les meilleures œuvres de science-fiction dont il a marqué les couvertures de son empreinte comme la botte de Neil Amstrong le sol lunaire. Né en 1956, comme une myriade d’astronautes cette année-là, Manchu le rappelle en préambule : « je suis de la génération Apollo ».

C’est Bernard Deyriès, son professeur à l’école Brassart en 1972, qui l’a conduit jusqu’au pas de tir (il le fit travailler sur les décors de la série Ulysse 31), mais c’est l’éditeur Gérard Klein, « grand monsieur de la SF » qui lui révèlera « la force ». Il est en quelque sorte son Obi-Wan Kenobi : « directeur de la collection Ailleurs & Demain, il m’a fait confiance et m’a beaucoup appris sur la peinture, l’illustration, la composition, l’idée qu’il faille toujours raconter quelque chose. Sans lui, je ne serais pas au niveau qui est le mien ».

Imprégné de culture pop américaine, exposé en galerie à Paris, Manchu est toujours resté fidèle à son copilote le pinceau, aussi poilu que Chewbacca et bien que celui-ci « ne se laisse pas faire par moment », sa main gauche ne l’a jamais lâché, même après La Guerre des Étoiles et le Big Bang du digital. Petite cause, grands effets : cet outil plongé dans l’huile ou l’acrylique donne corps au futur sous toutes ses dimensions, et le rattache à Jean-Léon Gérôme, peintre du XIXe siècle dont « le travail sur la lumière est fascinant, en plus d’être spectaculaire ». Le tableau Pollice Versoest l’exemple parfait. Celui-ci montre un gladiateur victorieux dans l’arène face à une foule anonyme et hystérique réclamant, pouce baissé, qu’il achève le vaincu. En soi, c’est un chef-d’œuvre d’anticipation sur le cinéma de Ridley Scott (Alien, Blade Runner et… Gladiator) et sur la violence des réseaux sociaux.

Manchu a bien appris de ce grand peintre, du feu prométhéen qui l’anime en trois dimensions majuscules : Historique, Allégorique, Légendaire. Celles-ci, hors de ce brûlant foyer d’inspiration, ravivent en lui un glacial acronyme, HAL, nom donné à l’ordinateur central, et ancêtre de l’intelligence artificielle, contrôlant le vaisseau de 2001, l’Odyssée de l’espace. Manchu a découvert le film de Stanley Kubrick à sa sortie en salles en 1968. Il avait douze ans et le temps s’est arrêté en lui. L’affiche originale était signée Robert McCall, peintre officiel de la Nasa, et le scénario, d’Arthur C. Clarke, auteur de SF, dont le « petit » Philippe réalisera des décennies plus tard la couverture des Chants de la Terre lointaine. Ce roman narre, après la destruction de notre planète, le périple de la dernière colonie humaine vers Thalassa, planète-océan.

Depuis Jules Verne, tout un courant de la science-fiction se préoccupe d’écologie. Militant dans les années 60, il n’a cessé de tirer la sonnette d’alarme. C’est dans ce sillage, celui de l’écoféministe Ursula K. Le Guin, que s’inscrit Danielle Martinigol, traduite en dix langues et aux millions de jeunes lecteurs : « s’ils achètent moins de plastique, font moins couler d’eau après m’avoir lue, j’aurais atteint mon but. Ce sont de toutes petites choses, mais c’est ça aussi la force de cette littérature ».

La véritable supériorité de l’homme, ce n’est pas de dominer, de vaincre la nature. C’est, pour le penseur, de la comprendre, de faire tenir l’univers immense dans le microcosme de son cerveau – Jules Verne

Née sous une bonne étoile

Danielle est murisaltienne de sorte qu’à l’oreille on la croirait descendre d’une civilisation extraterrestre, elle est simplement née à Meursault en 1949. Meursault, comme le nom du héros de Camus dans L’étranger dont l’ex-professeure de français connaît par cœur les premières lignes : « Aujourd’hui, maman est morte. Ou peut-être hier, je ne sais pas ». Sans doute les réécrirait-elle autrement sous l’influence du René Barjavel de Ravage, publié comme L’étranger durant la guerre, pour résumer les craintes d’aujourd’hui : « demain, la Terre sera morte. Ou peut-être après-demain, je ne sais pas ». Il faut agir, donc elle écrit.

En 1980, à son invitation, Barjavel en personne rendit visite à ses élèves de Brétigny-sur-Orge et lui dédicaça la première édition de La Nuit des Temps, achetée pour ses 20 ans et parue en 1968. À chacun son choc cette année-là, comme à chacun sa sainte Trinité : la sienne suivra la règle des trois A : Amour, Aventure, Ailleurs. C’est à l’illustre écrivain, raccompagné à la gare, qu’elle confessera vouloir s’essayer au roman et la réponse de Barjavel fut alors aussi claire que ses yeux : « Faites-le ».

Et Danielle tint sa promesse en 1989, avec L’Or Bleu, évoquant la raréfaction de l’eau. Ce sera le premier roman d’une longue liste qui lui valut en 2019 le prix Cyrano décerné à une personnalité ayant consacré son œuvre et sa vie à la science-fiction. De sa bonne étoile, elle ne revient toujours pas : c’est Wojtek Siudmak qui signa la couverture de la première édition de L’Or Bleu, et Manchu, la seconde.

Ces deux « géants » ont couvert de leurs ailes la première œuvre de leur amie dont le grand-père maternel, Léon Loiseau, était un inventeur de machines agricoles. « C’est à lui que je dois d’avoir attrapé le virus de la SF, il possédait la collection complète des romans Fleuve Noir Anticipation que j’ai commencé à dévorer à onze ans ». Aujourd’hui, le peintre Siudmak est indissociable de l’œuvre écologiste de Frank Herbert, Dune. Pour son adaptation au cinéma, le cinéaste québécois Denis Villeneuve se réfère même à lui ; Danielle s’en réjouit car elle accompagne Siudmak dans ses échanges avec le réalisateur de Blade Runner 2049 (« l’année de mes 100 ans », précise-t-elle malicieuse). Quant au « Premier Contact » (autre film de Villeneuve) de Danielle avec Manchu, il avait été établi « par l’intermédiaire de mon coauteur orléanais, Alain Grousset, qui tenait à me présenter un Tourangeau talentueux. Quand j’ai vu ses tableaux, j’ai été fascinée par ses mécaniques autres, ses vaisseaux spatiaux… ». Dès lors, elle a toujours porté haut le travail de Manchu auprès de ses éditeurs.

Allégorie de la mère

Penché sur son « balcon millenium », Manchu, fils unique, se rappelle, au loin, sa mère disparue qui a tout rendu possible : « elle avait dû reprendre un travail d’aide-soignante à l’hôpital de Cholet pour payer mes études à Tours. Après m’avoir récupéré à la gare, mon père et moi-même allions la chercher ». Il fallait, pour la retrouver, passer par les sous-sols, entrailles inhospitalières remplies de conduits de tuyauteries qui l’inspirent encore, comme les friches industrielles. À l’horizon, il observe celles du Menneton et, de gauche à droite, l’urbanisation des rives du Cher, ou l’écrasement d’écosystèmes naturels pour les besoins d’autres Envahisseurs que ceux de la série qu’il regardait ado à la télévision : les humains.

Manchu cite volontiers Constantin Tsiolkovski, précurseur de l’astronautique : « la Terre est le berceau de l’humanité, mais on ne passe pas sa vie entière dans un berceau ». Danielle croit, elle, à la possibilité d’un retour sur une Terre apaisée, réparée, dégageant la même atmosphère que « le très beau jardin » qu’à Tours Manchu lui fit découvrir : le jardin des Prébendes. L’un de ses tableaux lui fait d’ailleurs un clin d’œil, qui servit à illustrer le roman de Gérard Klein, Le Sceptre du hasard, publié la première fois en 1968 (décidément !) : un vaisseau-bibliothèque se trouve posé au milieu de grands arbres sous lesquels, en effet, on distingue le kiosque à musique du jardin tourangeau. Sur l’air du « joueur de flûte invisible » d’Einstein, ce pourrait être le lieu de possibles retrouvailles entre Danielle et Manchu dans un monde où, par un battement d’ailes de papillon, les voitures seraient toutes devenues comme celles que l’un et l’autre aiment, de collection.Demeure néanmoins une ultime interrogation : si Manchu avait habité au 11e étage plutôt qu’au 12e – infime variante de ses « conditions initiales » – cet article, dans ses enchaînements, eût-il été « sensiblement » différent ?

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