La veille de soutenir sa thèse, quelques jours avant le premier confinement, Nicolas Bataille discutait avec son directeur de thèse Denis Martouzet, lequel fut frappé par le calme, bien qu’apparent, de son doctorant. Dans L’art de la guerre, l’un des principes n’est-il pas de présenter aux autres « le miroir poli du néant » ? Ce n’était pas la lecture de Sun Tzu, ni son patronyme, ni même le menu servi ce soir-là, qui avait prédisposé « le soldat du génie » Bataille à rester impassible quand l’imposant jury réuni à la Maison des sciences de l’homme l’assaillit de questions trois heures durant.
Ce flegme dans l’épreuve avait tenu peut-être au fait d’en avoir affronté d’autres : les classes préparatoires, dont le « taupin » sortit rodé, « rompu aux sciences dures », et, plus intime, le décès de sa mère à qui l’ingénieur a dédié sa thèse, fruit de six années d’enquêtes, entre sociologie et urbanisme, dont quatre au sein d’un groupe d’experts privés en grands projets urbains dont l’équilibre, analyse-t-il, repose sur les épaules de « chefs de projets ». Ils sont le point d’application de toutes les forces, de toutes les logiques. À leur contact, il fut permis à Nicolas d’appréhender (ou de relativiser) « la pression ».
Ces « hommes-orchestres » veillent à ce que tous soient mieux connectés, et d’abord les experts entre eux, chacun à l’aise dans leur filière mais dont le technicisme contrarie la souplesse exigée par « une approche globale de la fabrique urbaine ». Ceux-là sont invités, d’atelier en atelier, à sortir de leurs « zones de confort », à « réinterroger leurs pratiques ».
Pari, incertitude, humilité
Ce néo-management donne l’impression à certains, passés « en mode projet », de s’égarer dans le néant ou d’être mis « sur le gril ». La méthode serait conçue stratégiquement pour mieux répondre à la commande publique, laquelle, dans un troublant jeu de miroir, charrie des concepts policés (« frugalité », « sobriété », « résilience », etc.) propres au marketing urbain et aux consultants. À charge pour les experts, dans l’échange de savoirs (et une inflation de mails), de trouver une traduction concrète à des « mots-valises » que « l’hommeorchestre », invisible diplomate, emploiera auprès de son client, un maire par exemple, pour satisfaire également les ressorts politiques de « son » opération.
À partir de là, nul ne peut prédire, jusqu’à la pose de la première pierre, à quelle sauce le technique ou le politique aura pris le pas sur l’autre, de négociation en négociation, impliquant aujourd’hui des habitants promus « experts d’usage ». « Trouver un compromis technico-politique », via de subtils « jeux d’acteurs » avec ce que cela implique de difficultés dans la gestion des ressources humaines, est l’objectif de ces experts et consultants privés au coeur de la matrice urbaine comme celui des 600 pages de la thèse de Nicolas. « À partir de quand un choix technique devient une décision politique ? C’est une vraie question, qui se pose autant au chercheur qui analyse les projets publics que pour les acteurs des politiques publiques », souligne celui-ci. Une interrogation savante que le maître et l’élève n’ont pas tranché ce soir-là, le premier résumant l’urbanisme en trois mots : « pari, incertitude et humilité », le second y retrouvant les étapes qu’il dut franchir pour apporter sa pierre à l’édifice de la connaissance, et à l’instar d’un excellent chef de projet, en gardant toujours son sang-froid.