Les déchets à la trace
Après une thèse sur les quartiers populaires du Caire, Bénédicte Florin s’est intéressée au face-à-face entre l’État égyptien et les zabbâlîn, chiffonniers coptes très stigmatisés dans leur pays, même si médiatisés en France par Sœur Emmanuelle :
« Aujourd’hui, les zabbâlîn ramassent 11 000 tonnes par jour d’ordures, soit presque la moitié de celles produites par la ville ! Ils en recyclent 80 % grâce à leur ingéniosité ; leurs cochons mangent les restes alimentaires tandis que les matériaux recyclables sont transformés dans leurs ateliers ou revendus aux usines. »
Pourtant, en 2002, le gouvernement égyptien confiait la collecte des déchets à des multinationales européennes à des fins de « modernisation ».
Ce transfert de modèle Nord-Sud échoue comme l’expliquait alors à la chercheuse Romani, chiffonnier : « Tout le monde était contre ces entreprises étrangères. Les habitants s’étaient habitués à ce que « leur » chiffonnier vienne prendre la poubelle à leur porte. Personne n’était venu discuter avec nous et nous avons fait la grève de la collecte. De plus, le nouveau service coûtait bien plus cher ! » Cette « crise des ordures » s’achève par une épidémie de grippe porcine, prétexte, en 2009, à abattre leurs élevages :
« Sans les cochons, c’est fini, s’écrie Romani, ils n’ont qu’à les manger eux-mêmes leurs ordures ! ».
Depuis, les zabbâlîn se sont adaptés, de même que les autorités qui ne peuvent se passer de leurs services, explique Bénédicte : « Ce secteur constitue une quasi industrie du recyclage informel. Mais, de façon plus générale dans le monde, y compris en France, « les petites mains » de la récupération et les industriels sont très utiles l’un à l’autre ».
Du Caire à Paris
Bénédicte a beaucoup cheminé du Caire à Paris, aux côtés de Pascal Garret, sociologue et photographe, partant à la rencontre des récupérateurs de Casablanca qui collectent dans les rues ou dans la décharge, « lieu ultime souvent violent, celui du rebut ultime, pourtant encore récupérable » ; à Istanbul, ils ont aussi croisé le destin de ces hommes des campagnes, Kurdes, jeunes migrants bloqués dans leur périple, qui réinsèrent dans l’économie du recyclage 30 % des matériaux jetés dans les poubelles.
Enfin, ils se sont intéressés au milieu des « ferrailleurs » de la banlieue parisienne, échangeant longuement, par ailleurs, avec les patrons des entreprises de recyclage pour comprendre le fonctionnement du système et les continuités entre ces deux mondes, l’un « formel », l’autre « informel ».
Regarder nos restes, c’est regarder notre monde
Pendant ce temps, les rois de la récup’ ferraillent toujours pour avoir « droit de cité », interdits de brocantes légales, soutenus par des associations. « Classe malpropre/classe dangereuse » rime toujours… Or, si nous les reconnaissions, souligne Bénédicte, nous pourrions passer d’une économie de la pauvreté à une économie populaire et peut-être améliorer une économie circulaire qui reste percée de partout… »
Dans la serre du Jardin Botanique, suspendus au-dessus de l’exposition Voyage au coeur de nos poubelles, les lustres de fleurs en plastiques, réalisés par des collégiens, sont
tristement éclairants : « Le suremploi de plastiques, à 99 % issus de composés fossiles, garantit aux multinationales des hydrocarbures de pouvoir encore lourdement polluer la planète même après la fin du moteur thermique. » Plus loin, devant la photo d’une grande décharge à ciel ouvert, de jeunes visiteurs s’imaginent en Inde.
En « Inde »-et-Loire alors ! C’eût été plus proche de la bonne réponse, s’agissant du centre d’enfouissement de Sonzay. Arrivé à saturation, celui-ci pose le défi du traitement des ordures ne pouvant être ni recyclées, ni confiées à la gueule infernale des incinérateurs, « ces Moloch qu’on voudrait toujours plus gros, plus puissants… Pour toujours produire plus, consommer plus ? », s’inquiète Bénédicte.
Néanmoins, l’exposition du Botanique ne verse pas dans le catastrophisme ou le défaitisme. Enrichie de nombreuses collaborations de chercheurs, d’étudiants, d’élèves ou d’associations, « elle met surtout en lumière les ingéniosités et savoir-faire des hommes et des femmes qui, ici chez nous, sauvent le déchet de la mise au rebut et qui le valorisent. »
La vérité au fond du puits
« Militants tiers-mondistes à Frères des Hommes, mes parents m’emmenaient dans l’Agora d’Évry, confie Bénédicte. Nous y vendions des briques à un franc pour financer des puits au Sahel. » Grâce à eux, elle a su très tôt l’envers et le revers de nos « temples de la consommation » : l’intime proximité de la richesse et de la pauvreté.
L’autre couple qu’elle forme dorénavant avec Pascal Garret, tous deux membres du comité scientifique de l’exposition Vies d’ordures (2017) au MUCEM* de Marseille, en prépare une autre, Métiers et savoir-faire Romanis prévue l’année prochaine. « Roms, migrants, mais aussi beaucoup d’autres Français oeuvrent au tri et à cette économie circulaire qui, pour être salvatrice, insistent-ils, doit s’accompagner d’une réduction drastique de la production mondiale. »
* Musée des Civilisations de l’Europe et de la Méditerranée (Marseille)