portrait de ammar kawaf gelleh
© Ville de Tours - F. Lafite

Portrait de Ammar Kawaf Gelleh

Penser aux enfants

Ammar Kawaf Gelleh vivait à Alep (Syrie) quand il choisit l’exil pour éviter à ses enfants les atrocités d’une guerre civile. Sept ans plus tard, œuvrant au sein de l’association Solidarité Tours Nord, il obtient son passeport français.

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Des archéologues avancent l’hypothèse qu’Alep (Halab en arabe) aurait 5 000 ans.
Toujours est-il que la mythique cité est au carrefour civilisationnel entre l’Orient et l’Occident, une ville-étape sur « la Route de la Soie » ; Ammar s’en émeut encore : « Alep, le centre d’affaires du pays et 75 % de son économie. »

Son nom, d’après une tradition arabe, rappelle qu’Abraham y distribua du lait aux pauvres, lesquels s’exclamèrent

« Halab ! halab » (« il a trait ! il a trait ! »).

« Halab ech-Chahba (Alep la Blanche), précise Ammar, pour la couleur de sa pierre, les premiers temps de la vie, les premiers bourgeons, l’innocence. » « Ech-Chahab » était gravé dans le marbre brèche d’Alep ; il suffit de quatre ans de guerre (2012-2016) pour noircir jusqu’à son surnom multiséculaire : « La Grisâtre » est une traduction possible ; celle-ci fait mal.

Alep la Grisâtre

Dans le plus ancien foyer de l’Humanité, la cendre a recouvert les motifs d’une mosaïque ethnique et religieuse. « Nous y respections ou fêtions les traditions de chacun, musulmans, chrétiens ou orthodoxes. Nous cuisinions les plats des uns et des autres… » Il fallut « des forces étrangères, avec ou sans la complicité du régime » pour raviver les flammes de Hama et que tout s’embrase.
Hama, « c’était il y a quarante ans ». Cette ville syrienne, poussée à la révolte par les Frères musulmans, fut au tiers détruite par l’armée d’Hafez el-Assad, père de Bachar (actuel président), et sa population, victime d’un châtiment collectif qu’« aucun Syrien n’a oublié, souligne Ammar. Il n’y avait pas d’internet en 1982 ».

Si cela avait été le cas, le Printemps arabe eut lieu plus tôt, et la guerre aussi : « Pas pour le savon d’Alep », convient-il amèrement, mais le contrôle du transit gazier et pétrolier.

« Nous habitions Al-Zahraa, à l’ouest d’Alep. Je possédais une ferme de 12 hectares ; Mervat, mon épouse, dirigeait deux salons de coiffure de mariage. Nous vivions heureux avec nos trois garçons » quand les émeutes ont éclaté : « Nous n’étions plus voisins, mais d’une confession ou d’une autre. Je découvre que je suis sunnite, rien d’autre » quand les barils de TNT ou les kalachnikovs se mettent à tuer sans distinction.

À la demande d’asile, tu réalises que tu n’es plus rien.

« En 2012 et 2013, nous vivons sans eau, ni électricité et début 2014, nous décidons de partir avant la majorité de notre fils aîné, sans quoi, interdit de sortie du territoire, il aurait été enrôlé de force. » Ammar obtient un rendez-vous à l’ambassade de France à Beyrouth :

« Entre Alep et Beyrouth, le voyage en bus a duré 36 heures ! Certains ont dû en descendre, sans l’argent pour passer les barrages de Bachar ou de Daesh. Nous avons pu prendre l’avion en touristes, pour la Turquie, puis la France ; mon frère pharmacien, contre 10 000 euros, a fui de son côté caché dans un camion. » Arrivé en France, Ammar formule sa « demande d’asile » : « L’expression est triste, tu réalises que tu n’es plus rien, mais il y a des gens dévoués. Je voulais travailler et apprendre la langue au plus vite. Vivre aux dépens du pays, ne rien faire, je ne le supportais pas. » Restés en Syrie, la mort de ses parents, docteurs en philosophie et droit international, « faute de médicaments », l’étreint : « J’aurais voulu les emmener, mais ma mère insistait : “L’important, disait-elle, ce sont tes enfants.” » « Les Ulis, Orléans, Vendôme, retour à Orléans, puis Château-Renault et enfin Tours », la vie en France fut, au début, une caravane sans le désert :

« Ma femme a trouvé ici un emploi de coiffeuse et j’ai supplié Catherine [Royo, présidente de Solidarité Tours Nord] d’accepter que je travaille pour l’association et pour lui rendre ce qu’elle m’avait donné. » Ammar y trouve une seconde famille. Néanmoins, son médecin s’alarme : « J’avais 19 de tension. Je lui ai dit, c’est normal, je ne suis pas suisse, je suis syrien. » C’est un diabète et lui ne plaisante pas ; il lui coûte son oeil gauche.

Toujours souriant, Ammar se dit que même aveugle il n’aurait jamais perdu de vue le destin de ses trois fils : « Fouad fait des études d’ingénieur en alternance à Périgueux et intégrera l’année prochaine une école à Bordeaux où Fadi suit sa formation de pilote de ligne », annonce-t-il fièrement. Taim, collégien, est encore « à la maison. » Il s’envolera lui aussi et un jour, au plus haut dans le ciel, les massifs montagneux de l’Anti-Liban et du Djebel Ansariya évoqueront autre chose que le bourgeon charnu d’une plaie mal cicatrisée.

Un dernier rêve

« Hic sunt leones » (« ici, il y a des lions ») mentionnaient les cartographes romains le doigt conquérant sur cet endroit du monde, la Syrie.

Ammar lui a dit adieu. « Ma vie est derrière moi », souffle-t-il. À bientôt 60 ans, il n’aura jamais rugi sur personne et alors qu’au Levant, la citadelle d’Alep domine des souks anéantis, qu’à Idlib, tout près, des enfants étaient encore tués fin 2021, ce père, ici en paix dans son petit rez-de-jardin tourangeau, rêve de brebis pour « faire du fromage syrien, fondant sur la mamouniyé*, à partager entre nous tous ».

* Crème de semoule torréfiée.
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